Le mythe de Salomé dans la peinture de Gustave Moreau

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Comment Gustave Moreau représente-t-il la scène biblique de la danse de Salomé ? Qui sont les personnages sur le tableau ? Réponses avec notre analyse détaillée !

3 minutes et 48 secondes avec Indochine, Gustave Moreau et Joris-Karl Huysmans
Dernière mise à jour -  
24/11/2023

La danse de Salomé avec Indochine

Encore au Stade de France entièrement bondé il y a quelques semaines, le groupe Indochine s’inspire directement d’une figure biblique dans son titre intitulé Salomé, issu de l'album Black City Parade sorti en 2013. On vous laisse écouter cette torture d’amour que Salomé inflige ici, et que bon nombre de peintres et d’écrivains ont repris. Mais qui est cette muse ?

« Moi j’ai dansé pour toi / Alors pour qui sonne le glas [...]
Salomé ô Salomé / Je serai ton dernier / À mourir sans regret »

On vous la fait découvrir aujourd’hui à travers la peinture symboliste et onirique de Gustave Moreau, dans un tableau intitulé : L’Apparition. Mais pour en revenir à l'épisode, redécouvrez d'abord le texte biblique !

Le récit de la danse de Salomé dans l’évangile de Marc

Ce passage de l’évangile de Marc raconte le début de la vie publique de Jésus, peu de temps après son baptême au Jourdain par Jean-Baptiste. Survient ensuite la danse de la fille d'Hérodiade – qui n'est pas nommée dans les évangiles mais que la tradition désigne sous le nom de « Salomé  ».

[Jésus] chassaient de nombreux démons et oignaient d’huile de nombreux malades et ils guérissaient. Et le roi Hérode entendit parler [de lui] car son nom était devenu célèbre et il disait :
— Jean le Baptiste est ressuscité des morts et c’est pourquoi les forces opèrent en lui.

Et d’autres disaient que c’est Élie mais d’autres [encore] disaient que c’est un prophète, comme l’un des prophètes. Ayant entendu cela, Hérode dit :
— Celui que moi j’ai fait décapiter, Jean, il est ressuscité des morts.

En effet, Hérode lui-même avait envoyé arrêter Jean, l’avait fait enchaîner en prison à cause d’Hérodiade, la femme de son frère Philippe, parce qu’il l’avait épousée. Jean en effet disait à Hérode :
— Il ne t’est pas permis d’avoir la femme de ton frère. 

Or, Hérodiade avait [de la rancune] contre lui et voulait le faire mourir et elle ne le pouvait pas. Hérode en effet craignait Jean, sachant qu’il était un homme juste et saint, et il le gardait et une fois qu’il l’avait écouté, il faisait beaucoup de choses et l’écoutait avec plaisir.

Et comme le jour propice était arrivé, Hérode, pour son anniversaire, faisait un festin pour ses grands, les chiliarques et les principaux de la Galilée. Et, la fille d’Hérodiade elle-même étant entrée et ayant dansé, elle plut à Hérode et à ceux qui étaient à table avec lui. Le roi dit à la jeune fille :
— Demande-moi ce que tu veux et je te le donnerai. 

Et il lui fit un serment : 
—  Ce que tu me demanderas, je te le donnerai, jusqu’à la moitié de mon royaume !

Et comme elle était sortie, elle dit à sa mère :
— Que demanderai-je ?

Et celle-ci dit :
— La tête de Jean le Baptiste.

Et comme elle était entrée, allant aussitôt en hâte vers le roi, elle lui fit sa requête, disant :
— Je veux que tu me donnes tout de suite sur un plateau la tête de Jean le Baptiste. 

Et, profondément attristé, le roi, à cause des serments et de ceux qui étaient à table avec lui, ne voulut pas la repousser et il apporta sa tête sur un plateau et il la donna à la jeune fille et la jeune fille la donna à sa mère. 

L’ayant appris, ses disciples vinrent et emportèrent son cadavre et le mirent dans un tombeau.

Évangile selon saint Marc, chapitre 6, versets 13 à 29. Traduit du grec par les équipes du programme de recherches La Bible en ses Traditions.

Salomé et la décollation de Jean-Baptiste dans l’histoire de l’art

Gustave Moreau (1826-1898), Salomé dansant devant Hérode (1876, huile sur toile, 143 x 104 cm), Musée Hammer, Los Angeles (États-Unis). Domaine public.

Danser à en perdre la tête ?

Gustave Moreau n’a pas seulement peint un tableau représentant cette scène décrite dans l’Évangile, assez célèbre dans l'histoire de l'art. En effet, il en a peint plusieurs, dont une série d’études. Observons les deux suivantes : 

  • Salomé dansant devant Hérode (ci-dessus)
  • L'Apparition (ci-dessous)

Sur la première toile, on reconnaît Salomé (la fille d'Hérodiade), splendidement vêtue, armée d’un lys blanc derrière lequel elle semble se cacher. Son bras tendu, que l’on retrouve dans l'autre toile, semble ordonner l’exécution de Jean-Baptiste. 

  • Dans le premier tableau, Salomé danse encore, reproduisant le récit biblique de façon littérale – pour le plus grand plaisir d'Hérode, largement mis en évidence au centre de la toile.
  • Dans le second tableau, Salomé semble également danser, mais elle se tient en même temps devant une tête en lévitation – celle de Jean-Baptiste. 

En fait, sur ce second tableau, ce n'est plus tant le thème de Salomé sur le dancefloor qui intrigue Gustave Moreau, mais plutôt la décapitation sanglante de Jean-Baptiste. Interpelés par sa dimension mystérieuse et terrifiante, on a donc décidé d’analyser en détail ce second tableau.

Gustave Moreau (1826-1898), L’Apparition (1876, huile sur toile, 106 x 72 cm), Musée d'Orsay, Paris (France). Domaine public.

Une tête volante au milieu d’un palais

D’emblée, nos yeux se fixent sur une tête encerclée d’or en plein milieu de la toile – la tête de Jean-Baptiste assassiné. Autour de cette tête sans corps, on distingue différents personnages :

  • 1) Richement vêtue et parée de joyaux à l’orientale, la jeune femme au premier plan représente Salomé.
     
  • 2) Face à elle, la tête de Jean-Baptiste en pleine lévitation.
     
  • 3) Tout à fait à droite, un homme muni d’une longue épée se tient fixe contre un pilier. Il s’agit du bourreau chargé de décapiter Jean-Baptiste.
     
  • 4) Sur la gauche du tableau, couvert d’un haut turban et siégeant sur un trône surélevé, on devine le roi Hérode Antipas.
     
  • 5) Assise à côté d'Hérode, la femme portant une couronne sur sa tête est Hérodiade, la mère de Salomé.
     
  • 6) Enfin, la femme qui tient un luth au milieu du tableau est sûrement une musicienne. Sa présence illustre le contexte de la scène : un grand banquet festif en l'honneur de l'anniversaire d'Hérode.

Point central du tableau, la tête de Jean-Baptiste apparaît en pleine lumière. Son regard plonge dans celui de Salomé. 

Gustave Moreau semble nous livrer une énigme : Jean-Baptiste est-il déjà mort décapité ; ou avons-nous affaire au rêve prémonitoire de Salomé ?

Petite explication détaillée pour comprendre qui est qui et reconnaître chaque personnage du tableau. 

Une scène biblique transposée dans un univers chimérique

Jean-Baptiste est représenté de façon surnaturelle. Les rayons de lumière tracés autour de lui, formant une auréole, brisent la touche estompée du reste de la toile et rappellent les icônes du Moyen-Âge. 

La scène a lieu dans un univers complètement chimérique, et donc non conforme à la réalité historique de la scène. Gustave Moreau transpose ainsi l'épisode biblique dans un contexte onirique ! 

Le cadrage vertical nous donne l’impression de voir des piliers de cathédrales, mais le trône d’Hérode évoque plutôt la grande salle d’un palais. Enfin, les coupoles recouvertes de motifs colorés rappellent l’imaginaire orientaliste, très en vogue au XIXe siècle. 

À travers l'ambiance véhiculée par ce tableau, le spectateur se retrouve propulsé dans l'univers du rêve. La profondeur à l’arrière-plan l'invite d'ailleurs à se perdre dans sa propre imagination, comme s'il prenait place dans ce palais oriental extraordinaire, grandiose et confus. 

Gustave Moreau (1826-1898), L’Apparition (1876, huile sur toile, 106 x 72 cm), Musée d'Orsay, Paris (France). Domaine public.

D'une princesse orientale au fantasme de la « femme fatale »

Le tableau exerce une sorte de fascination pour les spectateurs. Plusieurs détails ont attiré notre attention.

  • Le pied de Salomé pointe vers nous, spectateurs extérieurs à la toile : c’est une invitation à la rejoindre. 
  • Sa robe s’écarte au passage sur une jambe tendue et imposante, insistant sur sa sensualité. Elle n’est que peu vêtue et l’on s’imagine aisément la jeune fille danser au milieu d’une cour d’hommes enivrés. 

Par ces choix, Gustave Moreau perpétue en fait une tradition picturale très répandue dans le monde occidental : il présente Salomé telle une icône féminine associée au désir et à la débauche.

Pourtant, une crainte se dessine sur le visage de la jeune femme. Sa tête, de profil, n'est pas dirigée vers Hérode, ni vers Hérodiade.

  • Comme un duel sévère, Salomé plante ses yeux dans ceux de Jean-Baptiste. 
  • Son bras droit plié attrape son collier dans un élan d’inquiétude, alors que son bras gauche s’étend dans le vide, comme pour toucher ou se protéger de la mystérieuse lumière qui émane de la tête de Jean-Baptiste. 
Gustave Moreau (1826-1898), détail de L’Apparition (1876, huile sur toile, 106 x 72 cm), Musée d'Orsay, Paris (France). Domaine public.

D'une pierre deux coups

Le tableau de Moreau présente Salomé elle-même envoûtée par la tête volante du martyr, tandis que le cou de Jean-Baptiste est encore dégoulinant de sang.

Et pourtant on s’étonne : l’épée du bourreau semble intacte. On peut dès lors mieux comprendre le titre énigmatique de ce tableau : L'Apparition ! Moreau représente Salomé comme si elle voyait le crime que lui commande sa mère.

Faisant d'une pierre deux coups, le peintre parvient ainsi à réaliser le tour de force suivant : représenter simultanément

  • la danse sensuelle de Salomé sous les yeux d'Hérode Antipas
  • et le crime qui en découle (et qui ne dépend pas d'abord de Salomé, mais de sa mère Hérodiade).

Par ses choix, Moreau met en avant l'apparition du meurtre auquel Salomé participe. Pour l'anecdote, cette scène de l'Évangile est couramment appelée « la décollation de Jean-Baptiste », puisque le bourreau décolle la tête de Jean-Baptiste du reste de son corps. 

Finalement, le sublime du tableau tient à ce face-à-face entre Salomé (archétype de la femme fatale) et Jean-Baptiste (le martyr) dont le visage décapité et rayonnant souligne la sainteté. 

Pourtant, à bien lire le texte, la véritable femme fatale n'est peut-être pas celle que l'on croit. Instigatrice de ce meurtre par décapitation, n'est-ce pas plutôt Hérodiade qui séduit, manipule et fait mourir ?

Gustave Moreau (1826-1898), Autoportrait (1850, huile sur toile, 41 x 32 cm), Musée Gustave Moreau, Paris (France). Domaine public.

Le mot de la fin

Salomé est une figure sans fin revisitée par les peintres, et absolument mythifiée par tous les artistes masculins en général. L’écrivain Huysmans décrit ce tableau, et en particulier Salomé, dans son roman À Rebours, à travers le personnage de Jean des Essaintes :

« Ici, elle était vraiment fille ; elle obéissait à son tempérament de femme ardente et cruelle ; elle vivait, plus raffinée et plus sauvage, plus exécrable et plus exquise ; elle réveillait plus énergiquement les sens en léthargie de l'homme, ensorcelait, domptait plus sûrement ses volontés ».

Joris-Karl Huysmans, À rebours (1884), chapitre 5, Paris : Gallimard, 1977

Les femmes dans la peinture avec Le Caravage

Comment Caravage, à la réputation sulfureuse, renouvelle l’image de la femme, faisant d’elle un acteur de premier plan de certains de ses chefs-d'œuvre.

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