Abraham négocie avec Dieu : dialogue au sommet

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Que fait Abraham pour sauver son neveu Lot, installé dans la région de Sodome et Gomorrhe ? Qu’est-ce qu’une « prière d’intercession » ?

3 minutes et 57 secondes avec Nino Ferrer, Giambattista Tiepolo, Albrecht Dürer et Emmanuel Levinas
Dernière mise à jour -  
7/2/2024

Une ambiance de corruption avant la destruction

En 1986, Nino Ferrer chante « Sodome et Gomorrhe » – en référence aux deux célèbres villes bibliques, symbole de la corruption et de la dépravation. 

« Depuis quelque temps des bruits courent / Des signes apparaissent
Dans les faubourgs de Gomorrhe / On ressent l'angoisse
Dans les palais de Sodome / Les escaliers glissent
Les murs suintent des limaces / Et l'air sent la pisse.

Bientôt Sodome et Gomorrhe / S'écrouleront dans le feu
Dans le fatras dans l'ordure / Fuyons, tant que fuir se peut. »

Mais n’y a-t-il vraiment rien à sauver à Sodome et Gomorrhe ? Réponse dans l’éclairage !

Le texte biblique où Abraham négocie avec Dieu

Le court passage que nous vous proposons fait directement suite à une scène où Abraham et Sarah reçoivent la visite de trois mystérieux hommes. Ceux-ci viennent notamment annoncer (ou plutôt rappeler) au vieux couple l’accomplissement de la promesse de Dieu : la naissance d’un fils (le futur Isaac). Puis les trois mystérieux hommes s’en vont.

Les hommes se levèrent pour partir et se tournèrent du côté de Sodome et Abraham allait avec eux pour les accompagner.

Alors YHWH dit :
— Cacherai-je à Abraham ce que je vais faire ? Abraham va devenir une nation grande et résistante et toutes les nations de la terre seront bénies en lui. [...]

Et YHWH dit :
— Le cri de Sodome et de Gomorrhe a grandi et leur péché est très grave. Je descendrai donc et je verrai s’ils ont agi entièrement selon le cri qui est venu jusqu’à moi et sinon, je le saurai.

Et ils se détournèrent de là et s’en allèrent vers Sodome et Abraham se tenait encore devant YHWH. Abraham s’approcha et dit :
— Est-ce que tu détruiras aussi le juste avec l’impie ? Peut-être y a-t-il cinquante justes au milieu de la cité, détruiras-tu aussi et n’épargneras-tu pas ce lieu à cause des cinquante justes qui s’y trouvent ? Loin de toi de faire cette chose et de tuer le juste avec l’impie ! Et il en sera du juste comme de l’impie ! Loin de toi ! Le juge de toute la terre, ne rendra-t-il pas jugement ?

Et YHWH dit :
— Si je trouve à Sodome cinquante justes au milieu de la ville, j’épargnerai tout le lieu à cause d’eux.

Et Abraham répondit et dit :
— Voici, je te prie, que j’ai osé parler au Seigneur, moi qui suis poussière et cendre : peut-être manquera-t-il cinq des cinquante justes. Détruiras-tu à cause de cinq toute la ville ?

Et il dit :
— Je ne la détruirai pas, si j’en trouve ici quarante-cinq.

Il continua encore de lui parler et dit :
— Peut-être s’y trouveront quarante.

Et il dit : 
— Je ne le ferai pas à cause des quarante.

Et il dit : 
— Je te prie, que le Seigneur ne se mette pas en colère  si je parle : peut-être s’en trouvera-t-il trente ?

Et il dit : 
— Je ne le ferai pas, si j’en trouve ici trente.

Et il dit : 
— Voici que j’ai osé parler au Seigneur : peut-être s’en trouvera-t-il vingt ?

Et il dit : 
— Je ne la détruirai pas à cause des vingt.

Et il dit : 
— Je te prie, que le Seigneur ne se mette pas en colère et je ne parlerai qu’une seule fois ! Peut-être s’en trouvera-t-il dix ?

Et il dit : 
— Je ne la détruirai pas à cause des dix.

Et YHWH s’en alla, après avoir achevé de parler à Abraham et Abraham retourna en son lieu.

Livre de la Genèse, chapitre 18, versets 16 à 33. Traduit de l’hébreu par les équipes du programme de recherches La Bible en ses Traditions.

Abraham ou l’art de la négociation

Giambattista Tiepolo (1696-1770), Abraham et les trois Anges (vers 1770, huile sur toile, 196 x 151 cm), Musée du Prado, Madrid (Espagne). Domaine public.

En route pour une petite enquête

Au début du passage que vous venez de lire, Dieu fait part à Abraham de sa volonté de détruire Sodome si ce qu’il constate dans la ville se révèle conforme à l’horrible réputation de ses habitants

« Le cri de Sodome et de Gomorrhe a grandi et leur péché est très grave. Je descendrai donc et je verrai s’ils ont agi entièrement selon le cri qui est venu jusqu’à moi et sinon, je le saurai. » (Gn 18, 20-21)

Tandis que les anges de Dieu se dirigent vers Sodome pour mener leur enquête et vérifier ce qu’il se dit à propos de cette maudite ville, Abraham s’adresse à Dieu dans un dialogue vif et étonnant (si vous avez zappé la lecture du texte biblique, c’est le moment d’y retourner et de prendre le temps de lire ce passage exceptionnel).

Henry Ossawa Tanner (1859-1937), Destruction de Sodome et Gomorrhe (1929, tempera et vernis sur carton, dimensions inconnues), High Museum of Art, Atlanta (États-Unis). Domaine public.

Abraham négocie avec Dieu

L’ambition d’Abraham est juste et bonne : il cherche à épargner Sodome de la destruction qui l’attend. Et pour cela, il parle à Dieu. Plus précisément, il supplie Dieu de ne pas détruire Sodome – pour peu que quelques « justes » s’y trouvent

« Abraham s’approcha et dit [à Dieu] :
— Est-ce que tu détruiras aussi le juste avec l’impie ? Peut-être y a-t-il cinquante justes au milieu de la cité, détruiras-tu aussi et n’épargneras-tu pas ce lieu à cause des cinquante justes qui s’y trouvent ? Loin de toi de faire cette chose et de tuer le juste avec l’impie ! Et il en sera du juste comme de l’impie ! Loin de toi ! Le juge de toute la terre, ne rendra-t-il pas jugement ? » (Gn 18, 23-25)

Dialoguant avec Dieu, Abraham se lance alors dans une négociation pour essayer de sauver la ville de son neveu Lot. De 50, Abraham fait descendre les enchères à 45 puis 40, puis 30, puis 20 et enfin 10 justes à trouver pour sauver la ville de Sodome. 

Mais penchons-nous sur l’autre interlocuteur de ce dialogue : Dieu. En effet, à aucun moment le texte de la Genèse n’indique que Dieu se froisse de devoir ainsi baisser le plancher à cause des supplications d’Abraham, même à la dernière demande. 

Finalement, on peut relever de cet entretien deux enseignements décisifs :

  • d’une part, l’audace et la confiance d’Abraham qui négocie avec Dieu,
     
  • mais aussi, d’autre part, la miséricorde de Dieu qui se révèle en fait tout à fait prêt à baisser le seuil minimum de justes dans la ville pour sauver Sodome.
Giovanni Francesco da Rimini (1441-1470), Dieu le Père avec quatre anges et la colombe du Saint-Esprit (1460, tempera et or sur panneau, 46 cm de diamètre), Brooklyn Museum, New York (États-Unis). Domaine public.

Pas un seul juste dans la ville de Sodome

La fin de l’entretien entre Abraham et Dieu aboutit à un chiffre particulier. Si Dieu trouve en Sodome 10 justes, alors il ne détruira pas la ville. 

Mais pourquoi ce chiffre ? Ou plutôt, allons-y carrément, pourquoi Abraham ne négocie-t-il pas « jusqu’au bout » en baissant encore ce chiffre à 5, à 1 ou à 0 ?

Le texte biblique ne répond pas à cette question, et tout juste peut-on avancer deux interprétations.

Première hypothèse d'interprétation : le chiffre 10 est un chiffre symbolique important dans la culture juive puisqu'il s'agit du « minian », c'est-à-dire le nombre minimal d'hommes pour pouvoir assurer la prière publique.

Seconde hypothèse d'interprétation : Abraham n’a pas osé pousser sa foi en la bonté de Dieu « jusqu’au bout ». Ailleurs dans la Bible, le prophète Jérémie montre, lui, qu’il est possible de continuer la négociation en allant plus loin, en trouvant seulement 1 juste pour sauver la ville : 

« Parcourez les rues de Jérusalem, regardez donc, renseignez-vous, cherchez sur ses places si vous découvrez un homme, un qui pratique le droit, qui recherche la vérité : alors Je pardonnerai à cette ville, dit le Seigneur. » (Jr 5, 1)
Giuseppe Benetti (1825-1914), détail de la statue du Prophète Jérémie (1872, ronde-bosse), Cimetière de Staglieno, Gênes (Italie). Domaine public.

Pas un pour rattraper l’autre

Pour autant, retenons ce chiffre 10. Car, après le très mauvais accueil reçu par ses envoyés, Dieu décide effectivement de détruire Sodome et Gomorrhe. Et combien de justes y a-t-il trouvé ?

Pas un seul. Ainsi, la destruction de Sodome et Gomorrhe peut s’entendre comme « le dernier recours » de Dieu. En effet, non seulement il ne trouve pas un seul juste (excepté Lot, le neveu d’Abraham), mais c’est justement « tout le peuple jusqu'au dernier » (Gn 19,4) qui refuse l’hospitalité aux étrangers de passage puis les violente en cherchant à les violer. La maison de Lot est alors attaquée et cernée de toutes parts :

« Ils n’étaient pas encore couchés que les hommes de la cité, les hommes de Sodome, entourèrent la maison [de Lot], des adolescents jusqu’aux vieillards, tout le peuple jusqu’au dernier. » (Gn 19,4)

Autrement dit : si Dieu détruit Sodome, c'est vraiment après avoir fait tous les efforts pour laisser une chance à cette ville pécheresse. 

Et comment ces deux villes sont-elles détruites ? Réponse la semaine prochaine !

Gillis Mostaert (1528-1598), La destruction de Sodome et Gomorrhe (1593, huile sur toile, 30 x 52 cm), collection privée. Domaine public.

Plus qu’une négociation, une prière d’intercession

Selon une lecture spirituelle, ce dialogue est un modèle de ce qu’on appelle « une prière d’intercession », c’est-à-dire une prière qui prend la forme d’une demande, et notamment d’une demande de pardon – comme c’est le cas ici avec Abraham qui cherche à sauver Sodome de la destruction.

Pour les croyants, ce récit donne à voir combien Dieu est attentif aux prières de ceux qui l’appellent. Loin d’apparaître comme un créateur tout-puissant insensible aux supplications de ses créatures, ce passage de la Genèse dresse le portrait d’un Dieu à l’écoute, prêt à pardonner sans mesure, prêt à laisser sa justice être infléchie par les prières d’un homme juste.

Albrecht Dürer (1471-1528), Mains en prière (1508, encre de Chine et lavis sur papier, 29 x 20 cm), Palais Albertina, Vienne (Autriche). Domaine public.

Et pour récapituler, on vous propose de visionner notre vidéo sur la négociation d'Abraham face à Dieu. Abraham, tel un marchand de tapis, va-t-il réussir à faire descendre les enchères ?

Le mot de la fin

Au cours de sa prière en forme de négociation avec Dieu, Abraham répète à plusieurs reprises ses excuses, comme s’il importunait son interlocuteur en faisant ainsi appel à sa clémence et sa bonté pour sauver Sodome. 

L’une des formules de ce passage a notamment été particulièrement relevée par le philosophe Emmanuel Levinas. Il s’agit de l’expression « moi qui suis poussière et cendre » (Gn 18,27b). 

« L'existence d'Abraham [...] n'est pas pure persévérance à être. Avec son arrière-goût de cendre et de poussière, la conscience de sa mortalité, sa finitude demeure un pouvoir, une liberté, un loisir, la dignité de compatir, de se soucier de l'autre homme. »

Emmanuel Levinas (1906-1995), Nouvelles lectures talmudiques (1974), Paris : Minuit, 2005, p. 92

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