Chaque civilisation fait inconsciemment ressembler Jésus à ses propres traits caractéristiques. Est-ce légitime ? Comment représenter Jésus ?
En 2018, Orelsan et Damso, rappeurs parmi les plus influents en France et stars à l’international, ont réalisé un feat d’envergure le temps d'un morceau : Rêves bizarres.
Même si (on doit bien le reconnaître) Damso est très largement connu pour avoir un langage spécialement cru, violent et explicite ; au cœur du morceau, une phrase nous a intrigués :
« Le racisme depuis Jésus blanchit,
Pourtant cheveux laineux, pieds de bronze,
comme quoi les écrits n’ont plus de sens,
Ou bien c’est le sens qu’on a déconstruit »
La phrase est très brève et assez obscure au premier abord, on reconnaît. Elle prend à bras le corps une question biblique. Explications.
Dans un premier temps, prenant appui sur les « écrits » bibliques et mentionnant les « cheveux laineux, pieds de bronze » supposés décrire Jésus physiquement, Damso laisse entendre que le Jésus n’avait précisément pas la peau blanche.
Puis il poursuit : si Jésus était noir mais que la culture occidentale le représente en permanence de manière typée blanche et européenne, alors « les écrits n’ont plus de sens ».
Enfin, Damso finit sa punchline en ouvrant une dernière hypothèse : « ou bien c’est le sens qu’on a déconstruit ». Apparemment, Damso fait ici porter l’accusation sur la transformation délibérée de la vérité par les hommes – singulièrement les hommes blancs refusant d’envisager que Jésus soit noir.
Chez PRIXM, on a trouvé cette séquence particulièrement profonde pour plusieurs raisons :
Du coup, retour sur le texte biblique en question, et on vient éclairer les questions que ça soulève !
Voici le texte biblique à l’origine de la référence implicite que Damso fait dans ce couplet, à propos de l'apparence physique de Jésus.
Sa tête et ses cheveux étaient blancs comme de la laine blanche, comme de la neige. Et ses yeux étaient comme une flamme de feu.
Ses pieds étaient semblables à de l'airain qu'on aurait embrasé dans une fournaise et sa voix était comme la voix des grandes eaux.
La semaine dernière, on expliquait qu'en réalité, les Evangiles ne donnent aucune description physique de Jésus. Ce silence semble indiquer que ce n'était pas là un trait essentiel de sa personne. La vraie question porte sur la manifestation de son visage vivant, trans-historique.
Aujourd'hui dans l'Eclairage, à partir de ce titre musical contemporain, on s’est posé trois questions :
En fait, sans le nommer, Damso cite un passage de l'Apocalypse (Ap 1, 14-15). Pour rappel, l’Apocalypse est le dernier livre de la Bible.
Il convient toutefois de savoir que l’Apocalypse elle-même cite des passages d'une prophétie de l'Ancien Testament, aux chapitres 7 à 12 du Livre de Daniel. Il y est question de visions allégoriques d'évènements historiques. Mais attention ! Tout comme l’Apocalypse, il s’agit de récits prophétiques révélées symboliquement et avec une grande puissance d’évocation visuelle.
L’erreur de Damso, c’est de prendre le texte au pied de la lettre. Car le livre de l’Apocalypse dit expressément se présenter « sous forme de symboles » (Ap 1,1).
Ne faisons donc pas d’erreur d’interprétation. La description citée par Damso est en réalité à comprendre selon ce qu'elle est : il s’agit d’un langage symbolique.
Bref, il ne s’agit pas d’une description directement relative au Jésus historique.
Pourtant, paradoxalement, la formule du rappeur belge « comme quoi les écrits n’ont plus de sens / ou bien c’est le sens qu’on a déconstruit » est tout simplement sublime.
En effet, tout le « sens », ou toute la capacité même de « faire sens » qui est donnée à l'homme, est refondée en la personne de Jésus. Cela parce que Jésus est lui-même le Logos en personne, le sens, l'intelligence.
La faculté à faire sens se dit logos en grec, et verbum en latin. Or, dans l’évangile de Jean, le Christ lui-même est d’emblée présenté comme le « Logos » :
« Au commencement était le Verbe [Logos] » (Jn 1,1)
Dire que Jésus est Logos, c'est dire que Jésus en personne est la matrice de tout sens.
Et par conséquent, que chaque culture touchée par l'Évangile fasse de Jésus un portrait physique à son image n'est pas une erreur : dans la mesure où le Christ est précisément le Logos incarné, il condense en Lui-même toutes les manières possible de faire sens, il condense en Lui-même toutes les cultures.
Ce processus d'inculturation repose sur le souci de présenter Jésus vivant parmi nous. Il est donc tout à fait sensé de représenter Jésus avec des traits ne correspondant pas à son probable portrait historique. C'est même finalement une grande affirmation théologique que de procéder ainsi !
De même que nous l'évoquions la semaine dernière en appelant à contempler le visage vivant du Christ, de même Bossuet, grand prédicateur du XVIIe siècle, nous invite à envisager les pauvres comme la suprême image actuelle du visage de Jésus sur la croix :
« Arrêtez les yeux sur Jésus et laissez-vous attendrir par la vue de ses divines blessures. Je ne vous demande pas pour cela, Messieurs, que vous contempliez attentivement quelque peinture excellente de Jésus-Christ crucifié. J’ai une autre peinture à vous proposer, peinture vivante et parlante qui porte une expression naturelle de Jésus mourant. Ce sont les pauvres, mes Frères, dans lesquels je vous exhorte de contempler aujourd’hui la Passion de Jésus. Vous n’en verrez nulle part une image plus naturelle. Jésus souffre dans les pauvres ; il languit, il meurt de faim dans une infinité de pauvres familles. Voilà donc dans les pauvres Jésus-Christ souffrant, et nous y voyons encore pour notre malheur Jésus-Christ abandonné, Jésus-Christ délaissé, Jésus-Christ méprisé. »
Jacques-Bénigne Bossuet (1627-1704), Sermons pour le Carême du Louvre (1662)
in Cagnat-Debœuf Constance (éd.), Bossuet : Sermons. Le Carême du Louvre, Paris : Gallimard, 2001.