Quelles formes prennent les prises de parole du Christ ? Comment son enseignement peut-il conjuguer autorité et sens du contre-pieds ? Comment utilise-t-il l'ironie ?
Oui, on sait, c'est la fin de la saison et ça fait trois semaines d'affilée que chaque pépite est l'occasion de mentionner un rappeur contemporain !
Pardon pour ceux qui préfèrent Mozart, Bach ou Fauré (que l'on cite également ici, mais aussi là ou encore là si vous voulez), mais le morceau d'aujourd'hui, entonné par E-40 et accompagné par Mike Marshall à la mandoline (oui oui), est, dans un autre style, également magnifique.
Lord, I need some help / I pray today’s the day / That one of your angels finally looks down and sees me / 'Cause I need some help / I’m out here in the cold / Every day feels like I'm all alone. I need some help / Strengthen me, / Help me / Teach me / Go head and heal me, give some help / Save me.
[Traduction] : Seigneur, j'ai besoin d'aide / Je prie pour qu'aujourd'hui soit le jour / Qu'un de tes anges regarde enfin en bas et me voie / Parce que j'ai besoin d'aide / Je suis ici dans le froid / Chaque jour j'ai l'impression d'être tout seul. J'ai besoin d'aide / Renforce-moi / Aide-moi / Apprends-moi / Viens me guérir, donne-moi de l'aide / Sauve-moi.
En fait, en concluant le numéro du jour, on a pensé que cette pépite était finement appropriée : elle présente la posture exactement contraire à celle des scribes et pharisiens engoncés dans leur savoir et plein de prétention, comme s'ils n'avaient plus rien à apprendre.
Dans ce passage de l'Evangile, Jésus enseigne à la synagogue. Il est interrogé par les scribes. Et sa réponse est absolument désarmante.
Il advint qu'un des jours où il enseignait le peuple dans le Temple et annonçait la bonne nouvelle, survinrent les grands prêtres et les scribes avec les anciens, et ils lui parlèrent en disant :
— Dis-nous, par quel pouvoir tu fais cela, et quel est celui qui t’a donné ce pouvoir ?
Répondant, il leur dit :
— Moi aussi, je vais vous demander une chose. Dites-moi : Le baptême de Jean, était-il du ciel ou des hommes ?
Mais ils firent entre eux ce calcul, disant :
— Si nous disons « Du ciel », il dira : « Pourquoi ne l’avez-vous pas cru ? ». Mais si nous disons « Des hommes », tout le peuple nous lapidera car il est persuadé que Jean est un prophète.
Et ils répondirent ne pas savoir.
Et Jésus leur dit :
— Moi non plus, je ne vous dis pas par quel pouvoir je fais cela.
Dans bien des situations au cours de sa vie publique, le Christ est ainsi interrogé, sommé de répondre à une fausse question ou à un dilemme cherchant à le faire contredire des enseignements prescrits par la loi juive.
Pourtant, souvent, c’est Jésus qui reprend la main de la discussion, au moyen d’une parole décalée, ironique.
Le verbe grec epéstêsan, que l’on traduit ici par « survinrent », détient certaines connotations pouvant signifier : arriver à l'improviste avec des intentions hostiles. Autrement dit : les grands prêtres et les scribes cherchent déjà possiblement des embrouilles avec le Christ, et leurs questions sont motivées par une malsaine intention : le mettre en porte-à-faux.
Mais c’est précisément la raison pour laquelle ce passage biblique illustre bien la pédagogie à laquelle recourt Jésus dans ses diverses discussions avec les scribes, grands prêtres et pharisiens – tous hostiles à ce qu’il dit et fait.
C’est typiquement ce qui se passe dans ce passage (Lc 20, 1-8) : Jésus fait usage de l’ironie philosophique, c'est-à-dire d’une ironie qui constitue en réalité une voie toujours tendue vers la recherche de la vérité.
Très concrètement, cela en passe par exemple par le fait de répondre à une question par une autre question. De cette manière, les interlocuteurs du Christ sont enjoints d’approfondir la discussion qu’ils n’abordaient qu’en surface.
Ici, il est question de l’autorité de Jésus, et, en filigrane, de son identité divine que les scribes et grands prêtres ne reconnaissent pas, en dépit des annonces prophétiques de Jean-Baptiste. Car en effet, l’usage de l’ironie dans les réponses du Christ intervient souvent lors de questions sur son autorité ou sur sa filiation divine et sa messianité.
Les questions-pièges qui lui sont adressées, Jésus les désarme et les retourne, pour dire et annoncer la vérité.
A l’image de l'épisode de la femme adultère (Jn 8, 1-11), la parole ironique du Christ constitue une interpellation lancée aux interlocuteurs mal intentionnés et pleins d’orgueil, ayant pour but de rendre ridicule l'illusion de perfection dans laquelle se drapent les censeurs.
Quant à Jésus, il s’en alla sur le mont des Oliviers. Au petit matin, il se présenta de nouveau au Temple. Le peuple tout entier venait à lui : Jésus s’assit et se mit à enseigner. Les scribes et les Pharisiens amènent alors une femme, surprise en adultère. Ils la placent au milieu, et disent à Jésus :
— Maître, voici une femme que l’on vient de surprendre en plein adultère. Or dans la Loi Moïse nous a ordonné de lapider celles-là. Toi, donc, que dis-tu ?
Or ils disaient cela pour l'éprouver afin d'avoir de quoi l’accuser. Mais Jésus, s’étant baissé, écrivait de son doigt sur la terre, sans y faire attention. Comme ils persistaient à l’interroger, il se redressa et leur dit :
— Que celui de vous qui est sans péché lui jette le premier une pierre.
Et de nouveau, se baissant, il écrivait sur le sol. Entendant, ils se retirèrent un par un, en commençant par les plus vieux jusqu’aux derniers, et Jésus resta seul, ainsi que la femme debout au milieu. Se redressant, Jésus lui dit :
— Femme, où sont-ils ? Personne ne t’a condamnée ?
Elle dit :
— Personne, Seigneur.
Et Jésus dit :
— Je ne te condamne pas non plus. Va, et désormais ne pèche plus.
La stratégie pédagogique du Christ revient parfois également, comme dans le texte en Lc 20, 1-8, à ne pas répondre à la question, mais demander à ceux qui l’interrogent pourquoi il la lui posent. De la sorte, Jésus parvient à remonter à la source et traquer les motifs malveillants qui suscitent ces questions : en effet, dans ces situations, les personnes interrogeant le Christ le font « pour le mettre à l’épreuve » (Mt 16,1 ; Jn 8,6).
Jésus mène ironiquement ses adversaires dans ses réponses, non pour s’en moquer ou pour esquiver une question, mais bien pour les amener à répondre eux-mêmes à leurs propres questions, en maintenant toujours la préoccupation de la recherche de la vérité, par-delà toute polémique.
L’ironie du Christ est un élément essentiel de sa pédagogie.
Dans son ouvrage intitulé L'ironie, où il est justement question de la valeur pédagogique de l'ironie, le philosophe Vladimir Jankélévitch nous offre une explication lumineuse. La lecture en est peut-être un peu ardue, mais c'est absolument sublime :
« La chose certaine est qu’il y a toujours une déontologie du vrai qui repose sur la saisie irrationnelle de l’occasion opportune et, comme nous dirions volontiers, de la flagrante conjecture. Ce n’est pas tout de dire la vérité, « toute la vérité », n’importe quand, comme une brute : l’articulation de la vérité veut être graduée ; car la pensée, en mûrissant, va de la lettre à l’esprit. Aux enfants le lait des enfants, aux adultes le pain substantiel des forts : c’est en ces termes que Paul s’adresse aux Corinthiens et aux Hébreux.
Il est « pédagogique » de laisser l’esprit s’égarer pour, insensiblement, l’infléchir vers une de ces vérités augustes qu’on n’aborde que de biais, – car leur vue nous briserait le cœur. Loin que ce rationnement des esprits ait quelque chose d’obscurantiste, nous devrions y voir plutôt un effet de la pudeur et comme le contrepoint de la sincérité grammatique, de l’inhumaine sincérité, vertu des pharisiens et des taureaux. Le respect du mystère combat efficacement notre fringale et nous empêche de brûler toutes ces étapes qui rendent nécessaires la majesté de la chose cryptique et l’étroitesse de la poitrine. Pour ne pas mourir de sincérité, nous consentons à être obliques et retors. »
Vladimir Jankélévitch, L’ironie, Paris, Flammarion, 1964.
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