Qui sont Caïn et Abel dans la Bible ? Comment en arriver à un tel meurtre entre frères ? Dieu aurait-il des préférences pour certains et pas d’autres ?
On a le droit de préférer la poésie de Baudelaire chantée par Léo Ferré au rap de Sefyu. Les trois artistes interprètent à leur manière le meurtre d’Abel par Caïn.
C’est la force dramatique de l’œuvre de Sefyu qui nous a marqués. Dans ce morceau à la violence brute, le rappeur souligne la responsabilité de celui qui est le frère aîné. Au lieu d'être un exemple vertueux de frère, il devient un modèle destructeur. À la question « Suis-je le gardien de mon frère ? », Sefyu semble indiquer à son auditeur la leçon de la sagesse biblique : oui.
Et [Adam] connut Ève sa femme. Elle conçut et enfanta Caïn et elle dit :
— J’ai acquis un homme avec YHWH.
Et elle enfanta encore Abel son frère, et Abel fut pasteur de brebis et Caïn laboureur.
Et il arriva, au bout de quelque temps, que Caïn apporta du fruit du sol en offrande à YHWH.
Et Abel lui aussi apporta des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse et YHWH regarda Abel et son offrande.
Mais YHWH ne regarda pas Caïn ni son offrande. Caïn en fut très irrité et son visage fut abattu.
Et YHWH dit à Caïn :
— Pourquoi es-tu irrité et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu [agis] bien ne te relèveras-tu pas ? Et si tu n'[agis] pas bien, le péché ne se tapit-il pas à la porte ? Et son désir sera [tourné] vers toi, et toi tu le domineras.
Et Caïn parla à Abel son frère. Et il arriva, lorsqu'ils étaient au champ, que Caïn se dressa contre son frère Abel et il le tua.
Et YHWH dit à Caïn :
— Où est Abel, ton frère ?
Et il lui dit :
— Je ne sais pas, suis-je le gardien de mon frère ?
Et YHWH dit :
— Qu’as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie jusqu’à moi depuis le sol. Et maintenant tu es maudit du sol qui a ouvert sa bouche pour recevoir le sang de ton frère de ta main. Quand tu travailleras le sol, il n'apportera plus sa force pour te la donner. Tu seras fugitif et errant sur la terre.
Et Caïn dit à YHWH :
— Ma peine est trop grande à porter. Voici que tu me chasses aujourd’hui des faces du sol et je serai caché de tes faces, je serai fugitif et errant sur la terre et quiconque me trouve me tuera.
Et YHWH lui dit :
— Si quelqu’un tue Caïn, il sera vengé sept fois.
Et YHWH mit à Caïn un signe afin que quiconque le trouverait ne le tuât pas.
Et Caïn sortit de devant la face de YHWH et il habita sur la terre, errant, à l'est d'Éden.
Caïn et Abel sont les enfants d’Adam et Ève. L’histoire humaine présentée par l’Écriture ne met donc pas beaucoup de temps à dérailler totalement : après le péché de leurs parents, Caïn commet le premier meurtre de l’histoire en tuant son frère.
Dès le chapitre 4 du premier livre de la Bible, on nous parle de meurtre. Comment en est-on arrivé là ? Voici à nouveau le texte pour mieux comprendre :
« Abel fut pasteur de brebis et Caïn laboureur » (Gn 4,2)
Donc, chacun son métier et sa spécialité. Jusque-là, aucun problème. Puis ça se complique quand vient le moment de l’offrande :
« Et il arriva, au bout de quelque temps, que Caïn apporta du fruit du sol en offrande à YHWH. Et Abel lui aussi apporta des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse et YHWH regarda Abel et son offrande. Mais YHWH ne regarda pas Caïn ni son offrande. » (Gn 4, 3-5)
On a bien compris que chacun prenait sur ses propres biens, sur ce qu'il avait, selon sa profession :
Or, Dieu marque clairement sa préférence pour l’offrande d’Abel. Ce choix divin fait naître en Caïn une intense jalousie et un désir de meurtre : c'est l'élément perturbateur de l'histoire.
Cette question de la préférence de Dieu pour l’offrande d’Abel est un thème largement débattu par les exégètes bibliques.
On n’est pas les premiers à se poser cette question. Écoutons ce qu’en dit l'un des plus grands Pères de l’Église, saint Augustin.
Augustin d’Hippone (354-430), dans son Traité sur l'épître de saint Jean aux Parthes (5, 8), se pose précisément cette question :
« À votre avis, mes frères, pourquoi Dieu méprisa-t-il les fruits de la terre et accepta-t-il les agneaux du troupeau ? »
Et il répond à notre question en affirmant :
« C'est que, sans faire attention à la nature des présents, il considéra les dispositions intérieures de l'un et de l'autre, et il reposa ses regards sur le sacrifice de celui qui le lui offrait avec amour, tandis qu'il détourna les yeux du sacrifice de celui qui ressentait de la jalousie en le lui offrant. Ce qui faisait le prix des actions d'Abel, c'était donc la charité seule, comme ce qui rendait mauvaises les actions de Caïn, c'était l'envie qu'il éprouvait à l'égard de son frère. Ce ne fut pas assez pour lui de haïr son frère et de jalouser ses bonnes œuvres ; comme il n'avait pas le courage de l'imiter, il le fit mourir. »
C’est pas si compliqué en fait. Le critère déterminant avancé par Augustin d’Hippone est simple : la valeur de toute action dépend de la disposition intérieure de son auteur, c'est-à-dire dépend de l'intention.
Aussi peut-on dire dans ce cas que : « c’est l’intention qui compte ». Abel avait de bonnes intentions et Caïn de mauvaises intentions. Rien d'autre ne comptait aux yeux de Dieu : ainsi, on coupe court aux spéculations sur la nature de l’offrande.
Dès lors, nous comprenons également où réside le mal : Caïn se compare à son frère, se met en concurrence avec lui et en devient rongé par la jalousie. Le texte ne cherche donc pas à mettre en avant une quelconque préférence de la part de Dieu. Le texte biblique vient même préciser que la préférence divine ne se fait pas au détriment de Caïn : Dieu dit à Caïn qu'Il est tout prêt à tourner son regard vers lui, à le choisir.
Le texte biblique met au grand jour toutes les dynamiques de meurtre qui traversent nos vies : à chaque fois que nous tuons l’autre, par nos mots, par nos actes, à chaque fois que nous faisons taire la vie chez un de nos frères, c’est que, tapie au fond de notre être, se cache une jalousie fondamentale.
Le Livre de la Genèse va inlassablement déployer ce thème du conflit fraternel comme on l'avait déjà vu avec le cycle de Jacob et Esaü.
Dans son Dom Juan, Molière prend la suite du narrateur biblique pour montrer ô combien la jalousie est un moteur puissant. Elle pousse Dom Juan à « tuer » un jeune couple de fiancés :
« La personne dont je te parle est une jeune fiancée, la plus agréable du monde, qui a été conduite ici par celui-même qu’elle y vient épouser ; et le hasard me fit voir ce couple d’amants trois ou quatre jours avant leur voyage. Jamais je n’ai vu deux personnes être si contents l’un de l’autre et faire éclater plus d’amour. La tendresse visible de leurs mutuelles ardeurs me donna de l’émotion, j’en fus frappé au cœur, et mon amour commença par la jalousie. Oui je ne pus souffrir d’abord de les voir si bien ensemble ; le dépit alarma mes désirs, et je me figurai un plaisir extrême à pouvoir troubler leur intelligence et rompre cet attachement, dont la délicatesse de mon cœur se tenait offensée. »
Molière (1622-1673), Œuvres complètes, Dom Juan, La Pléiade, Gallimard, 1956.
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