Pourquoi Dieu crée-t-il l’homme en dernier ? Quel est le rapport entre Psaume 8 et Genèse 1 ? Qu’est-ce qu’un “genre littéraire” dans la Bible ?
En 1967, Louis Armstrong sort un morceau qui deviendra ni plus ni moins qu’un indémodable classique : “What A Wonderful World”.
I see trees of green / Red roses too /
And I think to myself / What a wonderful world
Il parle de son émerveillement face au monde tandis qu’il contemple les arbres verts et les roses rouges (entre autres). En fait, son expérience est très proche de celle qui nous intéresse aujourd’hui… et qui est exprimée dans quelques vers du Psaume 8 !
Oui, on sait bien que c'est le même texte que cet autre article... mais on avait encore plein de trucs à dire alors un autre article ça ne mange pas de pain — et ça force à reconnaître qu'on n'aura jamais épuisé ces quelques versets !
Au passage, comme on est sympa, on vous présente une traduction différente. Cette fois, c'est l'œuvre du bibliste Marc Girard.
Au maître de chœur. Sur la Guittite. Psaume À David.
YHWH notre Seigneur, que ton nom est magnifique dans toute la terre !
Que je serve donc ta majesté par-dessus les cieux,
plus que la bouche des enfants et de ceux qui sont allaités !
Tu as établi la force à cause de tes adversaires
pour arrêter l’ennemi et celui qui se venge.
Car je vois tes cieux, œuvres de tes doigts,
la lune et les étoiles que tu as fixées.
Qu’est un homme car tu t’en souviens
et un fils d’humain car tu le visites ?
Et tu lui fais manquer de peu d’être du nombre des dieux
et de gloire et de splendeur tu le couronnes.
Tu le fais dominer parmi les œuvres de tes mains,
tu as tout mis sous ses pieds :
petit bétail et gros bestiaux, eux tous,
et même les bêtes du champ
oiseaux des cieux et poissons de la mer,
ce qui passe par les routes de la mer
YHWH notre Seigneur, que ton nom est magnifique dans toute la terre !
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Dans un autre article, on s’est penché sur ce psaume pour montrer à quel point il déploie une immense palette d’émotions (en particulier l’étonnement, l’humilité et la gratitude envers Dieu).
Continuons d’étudier ce Psaume 8… mais cette fois pour montrer les parallèles et les échos constants au récit de Création (en Genèse 1).
Bonus : on parlera aussi de Jean d’Ormesson et de « création continue » à la fin. Rdv quelques lignes plus bas pour découvrir tout ça.
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En fait, pour un lecteur un tant soit peu familier des Écritures, tout du long de ce psaume… on devine que le Psaume 8 est truffé de références au récit de Genèse 1 !! Pas besoin d’être un cochon truffier pour faire le rapprochement… le parallèle est assez flagrant :
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Dans le premier récit de création (Gn 1), l’être humain est créé en dernier, une fois accompli tout le reste de la création. On peut interpréter cela comme la marque de l'extrême soin que Dieu porte à la création de l'Homme.
Immense théologien et Père de l’Église du IVe siècle, l’ami Grégoie de Nysse dit ça mieux que personne, dans une métaphore filée à faire pâlir les plus fins artisans tisserands :
« Voilà pourquoi l’homme est amené le dernier dans la création : non qu’il soit relégué avec mépris au dernier rang, mais parce que dès sa naissance, il convenait qu’il fût roi de son domaine. Un bon maître de maison n’introduit son invité qu’après les préparatifs du repas, lorsqu’il a tout rangé comme il faut et décoré maison, literie et table ; alors, le dîner prêt, il fait asseoir son convive. »
Grégoire de Nysse (335-395), La création de l’homme, chapitre XVII, trad. Jean Laplace, Paris, Cerf, SC, 2002, p. 91
Si on résume :
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Bon, il est clair que le Psaume 8 reprend la trame narrative du récit de Création (en faisant explicitement référence aux mêmes choses : les cieux, la lune, les étoiles, les animaux de la mer, les animaux du ciel, les animaux de la terre et enfin l’être humain)... Mais au petit jeu des 7 différences, il y a surtout un élément central qui distingue ces deux textes :
Finalement, ces deux textes sont extraordinairement complémentaires. Ils permettent d’évoquer le mystère de la création de deux manières particulières (et donc selon deux genres littéraires différents).
Maintenant qu’on a dit ça, rebelote, allons encore plus loin.
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Pour terminer, attaquons un dernier os pour nous faire les dents sans les casser.
Tout au long de ce psaume, on peut relever une description apparemment contradictoire. En effet, au sein d’un même verset, on lit (Ps 8, 6) :
Le psalmiste présente ainsi la situation complexe dans laquelle se trouve l’humanité... tiraillée entre extrême petitesse et extrême dignité.
Autrement dit (attention ça envoie) : le psalmiste rappelle l'absolue transcendance de Dieu par rapport au cosmos, mais il rappelle dans le même temps que Dieu a confié la gérance du monde à l'homme (ce qui est à la fois une marque de confiance, de dignité… et de responsabilité).
Bref, pas Dieu, créatures parmi d’autres, mais « couronnés » de gloire et gérants qui ont la confiance du Patron… voilà la situation de nous autres humains. Tout en ligne de crête.
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Si vous êtes encore là, c’est que vous avez envie d’en découdre et de lire jusqu’au bout. Alors attachez-vos ceintures, on continue ! Pour les croyants, avec la création, Dieu n’abandonne pas sa créature à elle-même. Autrement dit, il ne lui donne pas seulement d’être et d’exister… Bien plus, il la maintient à chaque instant dans l’être, lui donne d’agir et la porte à son terme. Tout ceci, en théologie chrétienne, on appelle ça « la création continuée ». Et c’est aussi ce que dit Jean d’Ormesson, à sa manière, dans l’extrait qui suit :
« Disons-le d’un mot : Dieu n’a pas créé un état permanent, une situation stable, un système bloqué sur lui-même : il a créé une histoire. Dieu, en créant l’univers, s’est interdit lui-même à la façon du joueur qui se ferme volontairement les portes du casino. Il s’est rendu inutile à la marche du monde. Au moins apparemment, puisque l’espace, le temps, la nécessité n’en finissent jamais, mais en secret, d’être soutenus par lui. »
Jean d’Ormesson (1925-2017), Comme un chant d’espérance, Paris, Gallimard, 2015
