L’histoire de Jacob et Esaü : qui part à la chasse perd sa place

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Jacob joue-t-il un sale coup à son frère en s'attribuant le droit d'aînesse d'Esaü ? Est-ce un mensonge ou un acte de courage et de responsabilité ?

3 minutes et 48 secondes avec Emmanuel Levinas, Matthias Stomer, une expression populaire et un sacré mensonge
Dernière mise à jour -  
30/9/2024

Quand la Bible inspire les expressions populaires

peinture_diane_chasseresse
Guillaume Seignac (1870–1924), Diane chasseresse (XIXè siècle, huile sur toile, 56 x 46 cm), Collection privée. Domaine public.
« Qui part à la chasse perd sa place ! »

Si la mythologie romaine regorge de personnages qui chassent, comme ici avec la déesse Diane chasseresse, l'expression « qui va à la chasse perd sa place » provient directement... de la Bible !

Un homme part à la chasse. Lorsqu'il revient, il réalise que son frère cadet lui a pris sa place d'aîné. Allez, on vous fait (re)-découvrir cet épisode biblique !

Le texte biblique qui raconte l'entourloupe de Jacob à Esaü

Dans un autre article, nous vous montrons comment Jacob rachète son droit d’aînesse à Esaü.
Mais, une fois acheté, il doit encore faire reconnaître ce droit par Isaac son père. Pour cela, conseillé par sa mère qui a un faible pour lui, il feinte et se fait passer pour son aîné, car Isaac est plus susceptible de bénir Esaü son premier-né en tant qu'aîné que de bénir le cadet, Jacob... Ici, Jacob s’est déguisé en se recouvrant de poils (son frère était plus poilu que lui).

Jacob vint vers son père et dit :
— Mon père

Et Isaac dit :

— Me voici, qui es-tu mon fils ?

Et Jacob dit à son père :

– Je suis Esaü ton premier-né, j’ai fait comme tu m’as dit. Lève-toi donc, assieds-toi et mange de mon gibier pour que ton âme me bénisse. […]

Et Isaac dit à Jacob :

– Approche donc et je te tâterai mon fils. Es-tu bien mon fils Esaü ou non ?

Et Jacob s’approcha d’Isaac son père et il le tâta et dit :

— La voix est la voix de Jacob et les mains sont les mains d’Esaü.

Et il ne le reconnut pas car ses mains étaient velues comme les mains d’Esaü son frère. Et il le bénit. Et il lui dit :

— Es-tu mon fils Esaü ?

Il répondit :

— Je le suis. […]

Et Isaac son père lui dit :

— Approche-toi donc et embrasse-moi mon fils.  

Et il s’approcha et il l'embrassa. Et quand il sentit l’odeur de ses vêtements et il le bénit et dit :

— Regarde, l’odeur de mon fils est comme l’odeur d’un champ qu’a béni YHWH. […] Que des peuples te servent et que des peuplades se prosternent devant toi. Sois le chef de tes frères et que les fils de ta mère se prosternent devant toi. Maudit soit qui te maudira, et béni soit qui te bénira !

Isaac avait achevé de bénir Jacob, et Jacob venait de quitter Isaac, son père, lorsqu’Esaü, son frère, revint de la chasse […] et il dit à son père :

— […] Que ton âme me bénisse !

Et Isaac son père lui dit :

— Qui es-tu ?

Et il répondit :

— Ton fils ton premier-né, Esaü?

Et Isaac tressaillit d’une grande terreur et il dit :

— Qui donc est le chasseur de gibier et celui qui m’en a apporté ? J’en ai mangé avant que tu ne viennes et je l’ai béni. Aussi sera-t-il béni.

Lorsqu’Esaü eut entendu les paroles de son père, il jeta un grand cri, une plainte très amère, et il dit à son père :

— Bénis-moi aussi mon père.

Isaac dit :

— Ton frère est venu par ruse, et il a pris ta bénédiction !

Esaü dit :

— Est-ce parce qu’on l’appelle Jacob qu’il m’a supplanté deux fois ? Il a pris mon droit d’aînesse, et voilà maintenant qu’il a pris ma bénédiction ! Il ajouta :

— N’as-tu pas réservé pour moi une bénédiction ?

Isaac répondit et dit à Esaü :

— Voici, je l’ai établi ton maître et je lui ai donné tous ses frères pour serviteurs […] ; et pour toi donc, que puis-je faire, mon fils ?

Esaü dit à son père :

— N’as-tu que cette seule bénédiction, mon père ? Bénis-moi, moi aussi, mon père ! Et Esaü éleva la voix et pleura. […]

Esaü conçut de la haine contre Jacob à cause de la bénédiction que son père lui avait donnée, et Esaü dit en son cœur :

— Les jours où je ferai le deuil de mon père approchent ; alors je tuerai Jacob, mon frère.

Chapitre 27, versets 18 à 38 du Livre de la Genèse, dans l'Ancien Testament. Traduit par les équipes de notre programme de recherches La Bible en ses traditions.

Qui part à la chasse perd sa place : l'histoire de Jacob et Esaü

Petite mise en contexte

  • Jacob et Esaü sont frères jumeaux, Esaü, l’aîné est fort et aime la chasse, Jacob, le cadet est plus gracile (on vous en parle ici)

👉 Mais pour que ce droit racheté à son frère ait une quelconque valeur, il faut encore qu’il le fasse reconnaître par son père Isaac en obtenant sa bénédiction.

Bénédiction Jacob fils Isaac père main geste Govert Flinck
Govert Flinck (1615-1660), La bénédiction d'Isaac à Jacob (huile sur toile, 1638), Rijksmuseum, Amsterdam (Pays-Bas). Domaine public.

Un mensonge scandaleux ?

« Qui es-tu mon fils ?
Et Jacob dit à son père : "Je suis Esaü, ton premier-né" » (Gn 27, 18-19)

Pour faire valoir son droit d’aîné, Jacob accepte de se faire passer pour Esaü et ment. C'est, ni plus ni moins, une usurpation d’identité.

Et Jacob persiste et signe

La Bible met particulièrement en valeur ce mensonge en présentant :

  • le doute d’Isaac qui pose deux fois la question : « Es-tu mon fils Esaü ? »
  • la réponse fallacieuse de Jacob à deux reprises : « Je suis Esaü ton premier-né ».

👉 Au cas où vous en vouliez plus, on vous parle de Jacob en soulignant que c’est lui qui sera appelé Israël par Dieu, fondant ainsi un très grand peuple (c’est ici).

Gerrit Willemsz Horst (1612-1652), Isaac bénissant Jacob (1638, huile sur toile, 163 x 201 cm), Dulwich Picture Gallery, Londres (Angleterre). Domaine public.

Du coup, on s’est posé 2 questions :

  • Comment expliquer que Dieu bénisse Jacob par son père Isaac, alors même qu'il truande et récupère incognito la bénédiction due à son frère aîné ?
  • Pourquoi le « Dieu d’Isaac, d’Abraham et de Jacob » ferait-il de Jacob le père du peuple d’Israël si celui-ci ment et triche en prenant la place de son frère ?

Les interprétations juives de cet épisode

Rachi, grand exégète juif du Moyen-Âge, décrit Esaü le frère de Jacob comme un homme violent. Excellent chasseur, qui aurait aussi été habile pour tuer.

L’épisode du rachat du droit d’aînesse dont on a parlé la semaine dernière, montrait que ce même Esaü n’avait pas un grand sens des responsabilités puisqu’il était prêt à les abandonner contre un plat de lentilles. 🍜

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Jan Victors (1619-1676), Ésaü et le gâchis du potage (1653, huile sur toile, 109 x 137 cm), Łazienki Palace, Varsovie (Pologne). Domaine public.

Mais qui sont vraiment Esaü et Jacob ?

Avec Esaü, on parle donc d’un gars lâche et violent...

Face à lui, Jacob n’est pas un lâche. Une fois qu'il a constaté les défauts de son frère, ses manquements au rôle qu’il doit assumer, il est prêt à tout pour prendre et assumer ces responsabilités :

  • Il a d’abord racheté le droit d’aînesse,
  • Mais pour l’exercer il doit recevoir la bénédiction de son père. Or, Isaac est aveugle, non seulement il ne voit pas mais il est également aveugle sur les défauts de son fils Esaü, qui est son fils préféré. Jacob sachant cela est contraint à faire preuve d’habileté. Car il sait que son père veut que l’héritage soit assumé correctement. En lui mentant, en se faisant passer pour Esaü afin de recevoir la bénédiction, il sert donc son père à son insu. Puisque lui, Jacob, est responsable et sera capable d’assumer cet héritage.

Le rapport entre la Bible et la morale

👉 L’Écriture n’est pas un recueil de bons sentiments ni de gentilles historiettes. L’immoralité apparente de Jacob n’en est pas une et son père Isaac, découvrant la supercherie adoubera finalement l’initiative de Jacob.

Bénédiction Jacob Isaac père main geste Nicolas-Guy Brenet
Nicolas-Guy Brenet (1728-1792), Isaac bénissant Jacob (huile sur toile, 1768), Musée d'art du comté de Los Angeles, Etats-Unis.

Le mot de la fin

Emmanuel Levinas, grand philosophe juif du siècle dernier, voit dans l’action de Jacob une manifestation de ce qu'il appelle « l’assomption des affaires d'autrui. » Jacob est celui qui assume autrui, qui prend à son compte ce qui apparemment ne le concerne pas.

« Jacob revêtant le vêtement du violent Esaü n'endosse-t-il pas les responsabilités de son frère ? Comment se préserver du mal ? En assumant les uns la responsabilité des autres. Les hommes ne sont pas seulement, et dans leur ultime essence, des 'pour soi', mais des 'pour les autres' et ce 'pour les autres' doit se penser avec acuité. [...] Rien n'est plus étranger à moi qu'autrui, rien n'est plus intime que moi à moi-même. [...] Je peux être responsable pour ce que je n'ai pas commis et assumer une misère qui n'est pas la mienne »

Emmanuel Levinas (1906-1995), Nouvelles Lectures talmudiques, 1974

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