« Vanité des vanités, tout est vanité » : de Abel à Qohélet

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D’où vient l’expression « vanité des vanités, tout est vanité » ? De quel mot hébreu le latin « vanitas » est-il la traduction ? Peut-on le traduire autrement ?

4 minutes et 39 secondes avec The Weeknd, Hans Holbein le Jeune, Paul Cézanne et Pierre de Ronsard
Dernière mise à jour -  
1/12/2023

D’où vient le prénom « Abel » ?

Petite question pour commencer. Connaissez-vous le prénom du chanteur canadien de The Weeknd, immense star de la pop aujourd’hui ?

En fait, ça nous intéresse pas mal. Il s’appelle « Abel » Tesfaye. En l’occurrence, ce prénom vient de l’hébreu. Plus simplement encore, c’est un personnage biblique : Abel est le fils d’Adam et Ève — et il se fait assassiner par son frère Caïn.

Étymologiquement, le prénom « Abel » vient d’un mot très important (et complexe) qu’on retrouve à de nombreuses reprises dans la Bible. On vous explique ça dans l’éclairage !

Le texte biblique à l’origine de l’expression « vanité des vanités, tout est vanité »

Le Livre de Qohélet (également appelé « Livre de l’Ecclésiaste ») appartient au corpus des livres de « sagesse ». Dans ce passage, l’auteur mêle plusieurs styles d’expression : des questions de type philosophique, des retours sur sa vie passée, des aphorismes.

« J’ai rendu grandes mes œuvres, j’ai bâti pour moi des maisons, j’ai planté pour moi des vignes. Je me fis des jardins et des vergers et j’y plantai des arbres à fruit de toute espèce. Je me fis des réservoirs d’eau pour arroser une forêt où poussent les arbres. J’ai acquis des esclaves et des servantes ; les enfants de la maisonnée, ils étaient pour moi. J’ai aussi acquis du gros bétail et du petit bétail en abondance. [...]

J’ai aussi amassé pour moi argent et or, et un trésor de rois et de provinces. J’ai eu pour moi des chanteurs et des chanteuses et les délices des fils de l’être humain : une dame et des dames. Je suis devenu grand et j’ai surpassé tous ceux qui ont été avant moi à Jérusalem. Même ma sagesse se tenait là pour moi.

Et tout ce que demandaient mes yeux, je ne leur ai pas refusé ; je n’ai privé mon cœur d’aucune jouissance. Oui, mon cœur a joui de toute ma peine et cela a été mon lot de toute ma peine. Alors, je me suis tourné, moi, vers toutes les œuvres qu’ont faites mes mains et vers la peine que j’ai peiné à faire. Et voici le tout : vanité et poursuite de vent ! Et il n’y a aucun profit sous le soleil ! [...]

Le sage a ses yeux à la tête et l’insensé marche dans les ténèbres. Cependant, je sais aussi, moi, qu’un destin unique se destine à eux tous. Et j’ai aussi reconnu qu’un même sort les atteindra tous deux, et j’ai dit dans mon cœur : le même sort que celui de l’insensé m’atteindra moi aussi, à quoi bon donc toute ma sagesse ? Et j’ai dit dans mon cœur que cela encore est une vanité. Car la mémoire du sage n’est pas plus éternelle que celle de l’insensé. Dès les jours qui suivent, tous deux sont également oubliés. Eh quoi ! Le sage meurt aussi bien que l’insensé !

Et j’ai haï la vie car ce qui se fait sous le soleil est mauvais à mes yeux, car tout est vanité et poursuite du vent. [...] En effet que revient-il à l’homme de tout son travail et du souci de son cœur qui le fatiguent sous le soleil ? Tous ses jours ne sont que douleur, ses occupations ne sont que chagrins — même la nuit, son cœur ne se repose pas. C’est encore là une vanité. »

Livre de Qohélet (dit L’Ecclésiaste), chapitre 2, versets 4 à 11, puis 14 à 17 et 22 à 23. Traduit de l’hébreu par les équipes du programme de recherches La Bible en ses Traditions.

De l'hébreu au latin : l'expression « vanité des vanités »

Harmen Steenwijck (1628-1656), Nature morte : une allégorie des vanités de la vie humaine (1640, huile sur toile, 32 x 51 cm), National Gallery, Londres (Royaume-Uni). Domaine public.

Un mot-clé du Livre de Qohélet

Aujourd’hui, on a décidé de concentrer notre éclairage sur 1 seul petit mot. Il s’agit d’un mot qui apparaît 73 fois dans la Bible hébraïque (i.e. l’Ancien Testament), dont 38 fois dans le livre de Qohélet (donc plus de la moitié – mathématiquement c’est imparable).

En fait, c’est bien simple : c’est « le » mot-clé de Qohélet. Et de quoi s’agit-il ? Du mot hébreu « Hebel » (c'est exactement le prénom « Abel »).

Mais pourquoi est-il si important ? Et comment le traduire ? En fait, c’est là l’enjeu fondamental de notre éclairage aujourd’hui, car ce n’est pas si simple.

Claude Goiran (1960-), Sans titre (2013, acrylique sur papier, 105 x 75 cm), collection privée. Domaine public.

Une petite buée passagère

Du point de vue étymologique, le mot hebel signifie « buée », « vapeur », « souffle », ou encore « brouillard ». Toutefois, dans la Bible, le mot est rarement utilisé au sens propre.

Au contraire, il est plutôt utilisé au sens figuré. Car métaphoriquement ou symboliquement, le mot hebel renvoie à ce qui est inconsistant, éphémère et illusoire.

Sachant ceci, on devine dès lors le sens du prénom Abel donné au deuxième fils d'Adam et Ève dans le Livre de la Genèse (Gn 4,2). Celui-ci n’est qu’une buée passagère, un être éphémère – très vite effacé par Caïn, autrement dit très vite tué par son frère qui le fait tout bonnement disparaître.

Caspar David Friedrich (1774-1840), Brume dans la Vallée de l'Elbe (1821, huile sur toile, 33 x 43 cm), Alte Nationalgalerie, Berlin (Allemagne). Domaine public.

Un mot très chargé

Comme on vient de le dire, le livre de Qohélet fait du mot hebel un véritable leitmotiv. La célèbre phrase-clé de Qohélet tourne tout autour de cette notion, répétée 5 fois :

« Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste.
Vanité des vanités, tout est vanité. » (Qo 1,2)

La tradition chrétienne a largement retenu et popularisé la traduction latine du terme hebel : vanitas, qui a donné « vanité » en français (et qui a inspiré tant de tableaux au cours des siècles à partir de ce thèmes des vanités – symbole du temps qui passe et de la mort qui toque à la fenêtre des vivants).

Pourtant, cette traduction ne va pas de soi et la question de savoir s’il faut donner un sens abstrait ou concret au mot hebel fait toujours l’objet de vives discussions entre les exégètes.

  • Certains lui donnent donc le sens concret de « buée », « vapeur », « haleine », « fumée » ou encore « bulle ».
  • Certains lui donnent le sens abstrait de vide en traduisant par « vanité » ou encore par « vacuité » ou « néant ».
Hans Holbein le Jeune (1497-1543), Les Ambassadeurs (1533, huile sur bois, 210 x 207 cm), National Gallery, Londres (Royaume-Uni). Domaine public.

Comment traduire le mot « hebel » ?

Entrons désormais dans le détail des problématiques de traduction. De fait, un terme ne signifie rien en dehors du contexte où il est employé. En ce sens, certains exégètes rendent les 38 emplois du mot hebel en Qohélet, non pas par 1 seul et même mot, mais bien par différents mots (dont on vous propose pêle-mêle quelques exemple) : scandale, futilité, injustice, souffle, vapeur, vide, illusion, absurdité, fugacité, évanescence.

À l’inverse, de nombreux exégètes sont d’avis que le terme hebel, sous la plume de Qohélet, doit être traduit de manière unique et unifiée – puisqu’il s’agit du mot-clé martelé et répété comme un mantra au sein d’un court livre de 12 petits chapitres.

En ce sens, plusieurs propositions ont été retenues, cherchant à rendre le mot le plus fidèle au concept hébreu, tout en faisant usage du vocabulaire existant dans la langue de destination. Historiquement, c’est le terme « vanité » qui est entré dans les mémoires. Mais deux traductions issues de la culture bouddhiste nous ont particulièrement interpellés :

  • anitjung : de langue thaï, ce terme bouddhiste fait référence à tout ce qui est instable, éphémère et sans permanence ;
  • sunyata : de langue sanskrit, cet autre terme bouddhiste fait référence à l’idée de vacuité et à tout ce qui manque de réalité substantielle.
Calligraphie de Kanjuro Shibata XX (1921-2013). Il s'agit d'une représentation de l'Ensō (円相) qui, dans le symbolisme du bouddhisme zen, désigne à la fois l'univers et la vacuité.

Une nouvelle proposition de traduction : « absurdité »

La liste non exhaustive des diverses traductions qui ont été récemment proposées indique bien qu’il n’y a aucun consensus chez les exégètes.

Par ailleurs, certains exégètes depuis quelques décennies choisissent de rendre le mot hebel en Qohélet autrement que par « vanité », car ce mot a une connotation morale (la vanité au sens de l’orgueil) que le terme hebel n’a pas.

Or, puisque Qohélet emploie le mot hebel pour exprimer des jugements non pas sur des choses mais plutôt sur l’ensemble de la vie et des expériences humaines, la traduction par « absurdité » ou « absurde » semble la meilleure. C’est aussi celle qui est défendue par un nombre grandissant de spécialistes.

Paul Cézanne (1839-1906), Jeune homme à la tête de mort (1896, huile sur toile, 130 x 98 cm), Fondation Barnes, Philadelphie (États-Unis). Domaine public.

Qu’est-ce que l’absurde ?

Reste à définir ce que ce mot signifie. Du point de vue étymologique, le mot « absurde » est formé :

  • de la préposition latine ab, qui exprime la séparation,
  • et du mot surdus, qui signifie « inaudible », sourd.

L’absurde désigne donc ce qui est dissonant, ce qui sonne faux, ce qui choque la raison ou encore ce qui est contradictoire et incohérent. Or, de ce point de vue, la vie décrite par Qohélet est bel et bien « ab-surde ».

Au XXe siècle, le mot est devenu courant dans la philosophie, notamment sous l’influence d’Albert Camus (le Mythe de Sisyphe bonjour). Dans le livre de Qohélet, comme dans certaines philosophies contemporaines, l’absurde, c’est :

  • la dure reconnaissance qu’il n’y a pas de correspondance entre les convictions les plus profondes et la réalité telle qu’elle est expérimentée.
  • la reconnaissance que l’être humain ne peut trouver le sens qui se cache derrière les évènements et la réalité.
  • la raison lucide qui constate ses limites : l'irrationnel apparaît comme un affront à la raison.
  • ce qui survient de la contradiction entre deux réalités indéniables — entre ce que l’on est en droit d’attendre et ce qui arrive réellement.
  • ce qui naît de la confrontation entre la condition de l’être humain mortel et les aspirations absolues de l’être humain au bonheur et à la vie.

En ce sens et sous cette lumière nouvelle, on vous propose de lire la célèbre sentence de Qohélet ainsi :

« Absurdité des absurdités, dit l’Ecclésiaste.
Absurdité des absurdités, tout est absurdité. » (Qo 1,2)
Maria Margaretha van Os (1780-1862), Nature morte ou vanité (1862, aquarelle sur velin, 31 x 41 cm), Galerie Bassenge, Berlin (Allemagne). Domaine public.

Le mot de la fin

La sagesse de Qohélet insiste notamment sur l'absurde et l’éphémère.

Cette sagesse se retrouve évidemment dans bien des écrits hors de la Bible. Le bon vieux Pierre de Ronsard est peut-être celui auquel on a pensé en premier en songeant à ce célèbre poème saluant avec lucidité la beauté qui éclot et qui fane.

« Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avait éclose
Sa robe de pourpre au Soleil,
N'a point perdu cette vêprée
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au votre pareil.

Las ! voyez comme en peu d'espace,
Mignonne, elle a dessus la place
Las ! las ses beautés laissé choir !
Ô vraiment marâtre Nature,
Puisqu'une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !

Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que votre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez votre jeunesse :
Comme à cette fleur la vieillesse
Fera ternir votre beauté. »

Pierre de Ronsard (1524-1585), Les Amours de Cassandre, 1550

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