Jésus fait-il des exorcismes ? Que raconte l’épisode des porcs qui se jettent dans la mer ? Quel est le lien avec Astérix et les légions romaines ?
Expression devenue familière — jusqu’à devenir un titre de livre ou de film d’horreur dans les dernières décennies — l’expression « mon nom est Légion » vient en fait… de la Bible (et plus précisément de l’évangile de Marc).
Pour notre part, on avoue que le terme de « Légion » nous a surtout fait penser à nos vieux cours d’histoire ainsi qu’aux aventures d’Astérix et Obélix. Car la légion, c’est la plus grande unité de l'armée romaine, regroupant approximativement 5 000 soldats.
Mais bon, ça vaut quand même le coup de revenir à l’origine de cette expression, et de découvrir l’épisode de l’évangile dans lequel elle survient.
Le passage suivant raconte l’arrivée de Jésus et ses disciples sur la rive Est du Lac de Tibériade, dans une région païenne.
Ils vinrent à l’autre rive de la mer, au pays des Gadaréniens. Et, comme [Jésus] sortait de la barque, vint aussitôt à sa rencontre, des tombeaux, un homme avec un esprit impur qui avait sa demeure dans les tombeaux.
Et personne ne pouvait le lier, même avec des chaînes car il avait souvent été lié avec des entraves et des chaînes et les chaînes avaient été rompues par lui et les entraves avaient été brisées et personne n’avait la force de le dompter.
Et continuellement, de nuit et de jour, il était sur les montagnes et dans les tombeaux, poussant des cris et se meurtrissant avec des pierres.
Et, voyant Jésus de loin, il accourut et se prosterna devant lui et, poussant des cris d’une voix forte, il dit :
— Qu’y a-t-il entre moi et toi, Jésus, Fils du Dieu Très-Haut ? Je t’adjure par Dieu, ne me tourmente pas.
Car [Jésus] lui disait :
— Sors, esprit impur, de [cet] homme.
Et [Jésus] l’interrogeait :
— Quel est ton nom ?
Et il lui répondit, disant :
— Mon nom est Légion parce que nous sommes nombreux.
Et il le priait instamment de ne pas les chasser hors du pays.
Or, il y avait là près de la montagne un grand troupeau de porcs qui paissait et tous les esprits le priaient, disant :
— Envoie-nous dans les porcs afin que nous entrions en eux.
Et il leur permit aussitôt et les esprits impurs, sortant, entrèrent dans les porcs et le troupeau s’élança du haut du précipice dans la mer. [Ils étaient] environ deux mille et ils s’étouffaient dans la mer.
Ceux qui nourrissaient les porcs s’enfuirent et ils annoncèrent [la chose] dans la ville et dans la campagne et ils sortirent voir ce qui s’était passé.
Et ils viennent à Jésus et voient le démoniaque assis, vêtu et raisonnable, celui qui avait eu Légion et ils eurent peur.
Et ceux qui avaient vu [la chose] leur racontèrent comment cela était arrivé pour le démoniaque et au sujet des porcs et ils se mirent à le prier de s’éloigner de leur territoire.
Et alors qu’il était monté dans la barque, celui qui avait été possédé par le démon le suppliait d’être avec lui. Et Jésus ne lui permit pas mais il lui dit :
— Va dans ta maison auprès des tiens et annonce-leur tout ce que le Seigneur a fait pour toi et qu’il a eu pitié de toi.
Et il s’en alla et se mit à proclamer dans la Décapole tout ce que Jésus avait fait pour lui et tous étaient dans l’étonnement.
« Ils vinrent à l’autre rive de la mer, au pays des Gadaréniens. » (Mc 5,1)
Commençons par une rapide remise en situation.
Cet épisode de l’évangile de Marc fait suite au récit de la tempête apaisée (Mc 4, 35-41), lequel survient en mer, tandis que Jésus a décidé de « passer sur l’autre rive » (Mc 4, 35).
Pour le dire autrement, Jésus et ses disciples accostent sur la rive Est du Lac de Tibériade, dans la Décapole. Il s’agit d’une région païenne où s'étaient en partie retirés des militaires romains en retraite. Cette alliance de « dix villes » (Déca-pole) se distingue nettement de la Galilée que Jésus connaît par cœur et où il a jusque-là l’habitude de s’adresser à des interlocuteurs juifs.
Selon Origène, théologien et Père de l’Église du IIIe siècle, cet épisode décrit par l’évangile de Marc se déroule sur l’actuel site archéologique de Kursi, sur la rive Est du Lac de Tibériade (également appelé « mer de Galilée »), à environ 400 mètres du rivage.
L’homme qui vient à la rencontre de Jésus est un possédé démoniaque. L'évangile de Marc décrit cet homme comme un véritable « fou à lier » : son état est si grave que ses proches n'ont d'autre choix que de l'attacher avec des chaînes pour le contenir.
Mais un autre détail mérite particulièrement d’être relevé : le démoniaque habite seul, hors de la ville, dans un lieu où règne la mort, donc l'impureté. En effet, l’évangile prend le soin de signaler, à 3 reprises, que cet homme habite « dans les tombeaux ».
« Et, comme [Jésus] sortait de la barque, vint aussitôt à sa rencontre, des tombeaux, un homme avec un esprit impur qui avait sa demeure dans les tombeaux. [...] Et continuellement, de nuit et de jour, il était sur les montagnes et dans les tombeaux, poussant des cris et se meurtrissant avec des pierres. » (Mc 5, 2-3.5)
Autrement dit : la venue de Jésus sur cette rive du Lac, alors qu'il n’a pas encore prononcé la moindre parole, exerce une attraction chez cet homme.
En assumant la rencontre avec cet homme marqué par la mort et l'impureté et venant d'une région païenne, Jésus repousse donc les frontières du monde juif et fait entendre sa parole à tous.
« Et Jésus l’interrogeait :
— Quel est ton nom ?
Et il lui répondit, disant :
— Mon nom est Légion parce que nous sommes nombreux. » (Mc 5,9)
Que signifie le terme « Légion » dans la bouche du possédé ? Plusieurs hypothèses sont avancées par les exégètes. Retenons les deux principales :
Or, dans la tradition chrétienne, le diable est précisément celui qui divise, celui qui crée du chaos — c’est pour cela que le psalmiste demande à Dieu un cœur unifié : « Montre-moi ton chemin, Seigneur, que je marche suivant ta vérité ; unifie mon cœur pour qu'il craigne ton nom. » (Ps 86,11)
Le possédé, lui, n’est pas unifié, mais éclaté en division. Symboliquement, cette multitude renvoie donc à sa condition — lui qui n’est pas maître dans sa propre personne.
En effet, le bibliste néo-zélandais contemporain Warren Carter* souligne les similitudes qui existent entre les pratiques du démoniaque et celles de l'occupant romain.
Cette théorie ne fait pas l’unanimité dans la communauté scientifique biblique, car il est possible que les dates ne concordent pas — la Legio X ne prend ses quartiers à Jérusalem qu'en 70, à la fin de la première révolte juive. La théorie de Carter situerait donc la rédaction de ce passage à une date bien tardive par rapport à celle retenue pour l'évangile de Marc.
On reste donc prudent, il s’agit d’une hypothèse, mais sa puissance symbolique semble bien séduisante.
*Voici la référence exacte, pour les puristes : Warren Carter, The Roman Empire and the New Testament: An Essential Guide, Nashville TN : Abingdon, 2006.
La théorie de Warren Carter est géniale, mais elle n’empêche pas de scruter d’autres lectures symboliques. En effet, pourquoi les démons se jettent-ils dans des porcs ? Pourquoi pas dans des sauterelles, des crapauds, des poissons, des arbres ou des algues marines tiens ?
En fait, les symboliques associées aux porcs sont nombreuses :
Cet épisode raconté par l’évangile de Marc est un exorcisme. Il met en lumière l'autorité extra-ordinaire de Jésus.
Or, Jésus exorcise par sa seule parole. En effet, il ne fait usage d'aucun moyen matériel ni d'aucun geste particulier. Il commande directement au démon.
Plus encore, Jésus ne recourt pas à l'autorité d’un nom particulier, comme le font les exorcistes. Pour le dire autrement : le lecteur biblique est en droit d’attendre de Jésus qu’il nomme celui qui lui donne ce pouvoir de chasser les démons. En effet, c’est comme cela qu’agissent les exorcistes, disant : « Au nom de YHWH, … », ou même, dans l’islam, « Bi-smi-illah » (ce qui signifie littéralement « Au nom de Dieu »).
Mais non. Ici, Jésus ne convoque pas le nom de Dieu et exorcise par lui-même. Ce passage de l’évangile de Marc cherche ainsi à montrer que Jésus agit comme Dieu, parce qu’il est Dieu.
C’est pourquoi il renvoie les porcs s’étouffer et mourir « dans la mer » parce que, dans la tradition biblique, la mer est symboliquement le lieu du mal et de la mort. En ce sens, en envoyant les porcs se noyer dans la mer, Jésus remet les démons à leur place.
Pour conclure, laissons la parole à Grégoire de Nazianze, bon vieux Père de l'Église du IVe siècle. Dans un passage magnifique tout en opposition, il évoque ce passage d'exorcisme dans l'évangile :
« [Jésus] a été fatigué, mais il est le repos de ceux qui sont fatigués et accablés par le fardeau. Il a été appesanti par le sommeil, mais sur la mer il est léger ; il commande aux vents, mais quand Pierre s’enfonce, il le rend léger. [...]
Il est reconnu par les démons, mais il les chasse, il précipite dans la mer une légion d’esprits, il voit le chef des démons "tomber comme un éclair."
On lui jette des pierres, mais il n’est pas pris. Il prie, mais il exauce. Il pleure, mais il fait cesser les pleurs. »
Grégoire de Nazianze (ca 329-390), Discours Théologiques, Paris, Cerf, 1978, coll. SC 250, trad. et éd. Paul Gallay et Maurice Jourjon, Discours 29